« Hé ! lui criai-je dans le dos. Et Tender ? Il doit être en train de laver son caleçon, pardi !

— Tu veux rire ? Tender est entouré de journalistes, si tu pouvais voir l’air important qu’il a… Il leur expose d’une façon très compétente…

— De quelle façon, tu dis ?

— Compétente.

— Bien, sir ! dis-je. La prochaine fois je prendrai un dictionnaire. » Et là, ce fut comme si j’avais reçu une décharge électrique. « Attends, Kirill, dis-je. Viens ici.

— Mais je suis tout nu, dit-il.

— Viens, je ne suis pas une bonne femme ! »

Il sortit. Je le pris par les épaules, regardai son dos. Non, ça m’avait semblé. Un dos propre. Des filets de sueur séchés.

« Qu’est-ce qu’il t’a fait, mon dos ? » demanda-t-il.

Je donnai une bourrade à son corps nu, plongeai dans ma cabine et m’y enfermai. Ces foutus nerfs. Là-bas j’ai des visions, ici aussi j’ai des visions… Que tout ça aille au diable ! Aujourd’hui je vais me saouler comme un trou. Si seulement je pouvais plumer Richard, ça, ce serait chouette ! Jouer comme lui, ce salopard, c’est pas croyable… On ne peut le prendre avec aucune carte. J’ai déjà essayé de tricher, j’ai fait des signes de croix sur mes cartes sous la table, d’autres trucs aussi et toujours rien…

— « Kirill ! criai-je. Tu vas venir au Bortch ?

— Pas au Bortch, mais au Borchtch, combien de fois faut-il te répéter…

— Arrête ton char ! C’est écrit Bortch. Te fourre pas chez nous avec tes lois. Alors, tu vas venir ou pas ? Si on pouvait plumer Richard…

— Je ne sais pas, Red. Toi, âme simple, tu ne peux pas comprendre quel truc nous avons apporté…

— Et toi, tu comprends ?

— En fait, moi non plus, je ne comprends pas. C’est vrai. Mais premièrement, je comprends maintenant à quoi servaient ces “creuses” et deuxièmement, si j’arrive à faire passer une petite idée à moi… J’écrirai un article et te le dédierai à toi personnellement : à Redrick Shouhart, noble stalker, avec toute ma vénération et ma reconnaissance.

— Et c’est là qu’on me collera au trou pour deux ans, dis-je.

— Oui, mais c’est pour l’amour de la science. Ce truc-là on va l’appeler : Bol de Shouhart. Ça sonne bien, non ? »

Pendant que nous bavardions, je m’habillais. Je fourrai ma flasque vide dans ma poche, comptai mon pognon et m’en allai.

« Salut, âme compliquée… »

Il ne répondit pas : l’eau coulait trop fort.

Je sortis et vis dans le couloir M. Tender en personne rouge et gonflé comme un dindon. Autour de lui, une foule : les employés de l’Institut, les journalistes et même deux sergents (sortant juste de déjeuner, encore en train de se fourrer le doigt dans la bouche). Tender, lui, jacassait : « La technique dont nous disposons donne pratiquement cent pour cent de garanties de succès et de sécurité… » Là, il me vit et s’éteignit quelque peu : il me sourit, me fit des signes de la main. Eh bien, me dis-je, il est temps de déguerpir. Je me lançai, mais trop tard. Derrière moi, quelqu’un courait déjà.

« Monsieur Shouhart ! Monsieur Shouhart ! Deux mots sur le garage !

— Je n’ai pas de commentaires à faire », répondis-je, passant au pas de course. Mais essayez donc de les semer, ces deux-là : l’un, avec un micro, court à droite, l’autre, avec l’appareil de photo, à gauche.

« Avez-vous vu quelque chose d’extraordinaire dans le garage ? Juste deux mots !

— Je n’ai pas de commentaires à faire ! » dis-je, tâchant de montrer ma nuque à l’objectif. « Un garage comme un autre…

— Je vous remercie. Quelle est votre opinion sur la turboplate-forme ?

— Excellente, dis-je, allant droit vers les toilettes.

— Que pensez-vous des buts de la Visite ?

— Adressez-vous aux savants », dis-je. Et oust, je m’enfermai.

Je les entendis gratter à la porte. Alors je leur dis à travers :

« Je vous conseille avec instance de demander à M. Tender pourquoi son nez est couleur de betterave. Modeste de nature, il se tait, mais c’était notre aventure la plus passionnante. »

Il fallait voir comme ils ont foncé ! Des chevaux de course, je vous jure. J’attendis une minute : tout paraissait calme. Je mis le nez dehors : personne. Alors, je repris mon chemin, en sifflotant. Je descendis au poste de contrôle, présentai mon laissez-passer à l’asperge et le vis qui me faisait un salut militaire. C’est que j’étais le héros du jour.

« Repos, sergent, dis-je. Je suis content de vous. »

Il ricana, ravi, comme si je lui avais fait je ne sais quel compliment.

« Toi, Rouquin, t’es un sacré zozo, dit-il. Je suis fier de te connaître.

— Alors, dis-je, tu sauras quoi raconter aux nanas dans ta Suède ?

— Tu parles ! dit-il. Elles vont me fondre entre les doigts comme des bougies ! »

Non, ce n’était pas un mauvais bougre. À parler franc, je n’aimais pas ce type d’hommes : grand avec les joues roses. Les nanas en sont folles, et pour quelle raison, je vous demande ? La taille, ça ne justifie pas… Me voilà donc en train de marcher dans la rue et de réfléchir à ce qui justifie cette folie. Le soleil brille. Tout autour, personne. Soudain, j’eus envie de voir Goûta à la seconde. Juste comme ça. La regarder, lui tenir la main. Après la Zone, c’est la seule chose qui reste : tenir une fillette par la main. Surtout si tu te rappelles tous ces racontars à propos des enfants de stalkers, comment ils sont… Eh non, Goûta, c’est pas pour maintenant. Pour l’instant il me faut au moins une bouteille d’alcool.

Je dépassai la station automobile et ce fut le cordon. Deux voitures de patrouille dans toute leur beauté, larges, jaunes, hérissées, les salopes, de projecteurs et de mitrailleuses et, bien sûr, des casques bleus. La rue est coupée, impossible de se frayer un passage. J’avançai, les yeux baissés. Il valait mieux que pour l’instant je ne les regarde pas. Dans la journée, il valait mieux que je ne les regarde pas du tout : il y avait deux ou trois types et j’avais peur de les reconnaître. Si je les reconnaissais, ça ferait un grand scandale. Je vous jure qu’ils avaient eu de la chance que Kirill m’ait convaincu d’entrer à l’Institut. À l’époque, je les cherchais, ces ordures, et Dieu m’est témoin que je les aurais zigouillées sans frémir…

Je traversai donc cette foule, l’épaule en avant, je m’en étais presque sorti et c’est là que j’entendis : « Hé, stalker ! » Bon, ça ne me regardait pas, je continuai mon chemin, je tirai une cigarette du paquet. Quelqu’un me rattrapa, me prit par la manche. Je secouai cette main et, me tournant de profil, demandai très poliment :

« Qu’est-ce que t’as à me chercher, mister ?

— Attends, stalker, dit-il. J’ai deux questions. »

Je levai les yeux sur lui : le capitaine Quaterblood. Une vieille connaissance. Complètement desséché, d’un drôle de jaune.

« Ah ! dis-je, je vous salue, mon capitaine. Comment va votre foie ?

— Toi, stalker, arrête ton baratin », dit-il, d’un ton fâché et il me transperça de son regard. « Dis-moi plutôt pourquoi tu ne t’arrêtes pas tout de suite quand on t’appelle ? »

Et voilà que deux casques bleus se pointèrent derrière son dos : les pattes sur les étuis, les yeux, on les voit pas, on ne voit que des mâchoires bougeant sous les casques. Où est-ce qu’on les trouve, de cet acabit, au Canada ? On nous les envoie pour se multiplier ou quoi ? Dans la journée, en général, je n’avais pas peur des patrouilles, mais ces crapauds étaient bien capables de me fouiller et en ce moment précis ça ne m’arrangeait guère.

« Ah ! c’est donc moi que vous avez appelé, mon capitaine, dis-je. Je vous ai pourtant entendu appeler un stalker…

— Parce que tu n’es plus stalker ?

— Dès que j’ai quitté la prison où j’ai été grâce à votre bonté, dis-je, je me suis rangé. Je vous remercie, mon capitaine, vous m’avez ouvert les yeux. Sans vous…

— Qu’est-ce que tu faisais dans l’avant-Zone ?

— Comment ? J’y travaille. Ça fait déjà deux ans. »

Pour terminer cette conversation désagréable, je tirai mon carnet et le présentai au capitaine Quaterblood. Il le prit, le feuilleta page par page, renifla chaque tampon, tout juste s’il ne les lécha pas. Il me rendit le carnet, l’air tout content, ses yeux brillaient, ses joues étaient devenues roses.

« Excuse-moi, Shouhart, dit-il. Je ne m’y attendais pas. Donc, mes conseils n’ont pas été inutiles pour toi. Eh bien, c’est magnifique. Tu peux me croire ou non, mais même à l’époque je pensais qu’on pouvait faire de toi quelqu’un de bien. Je n’arrivais pas à admettre qu’un gars comme toi… »

Et ainsi de suite… Bon, me dis-je, voilà encore un mélancolique que j’ai guéri, mais, bien sûr, j’écoute attentivement, je baisse timidement les yeux, j’opine, j’ouvre les bras et même, si ma mémoire est bonne, je gratte le trottoir du bout de mon pied, l’air gêné. Les gorilles dans le dos du capitaine écoutèrent un bout et, je le vis, furent écœurés. Ils déguerpirent pour aller là où c’était plus marrant. Quant au capitaine, il s’épanchait toujours sur mes perspectives : que le savoir, c’est la lumière, que l’ignorance, c’est la nuit noire, que le Seigneur Dieu aime et apprécie le travail honnête, bref, ce prêchi-prêcha déchaîné avec lequel le prêtre de la prison nous empoisonnait chaque dimanche. Moi, j’avais envie de boire à n’en plus tenir. Ça fait rien, me dis-je, mon brave Red, ça aussi, tu le surmonteras. Il le faut, Red, tiens bon ! Il ne pourra pas continuer longtemps au même rythme, le voilà déjà qui commence à suffoquer… Là, à mon grand bonheur, une des voitures de patrouille se mit à klaxonner. Le capitaine Quaterblood se retourna, poussa une exclamation de dépit et me tendit la main :

« Eh bien, dit-il. J’ai été content de découvrir en toi un honnête homme, Shouhart. Je m’enverrais volontiers un petit verre en ta compagnie à cette occasion. Il est vrai que je ne peux boire rien de fort, les docteurs me l’interdisent, mais une bière, je me l’enverrais avec plaisir. Seulement, tu vois, le service ! Ça ne fait rien, on se reverra. »

Dieu m’en garde, me dis-je. Mais je lui serrai la main, continuant à rougir et à agiter mon pied : tout ce qu’il voulait. Enfin, il partit et moi, je fonçai comme une flèche au Bortch.

À cette heure de la journée, le Bortch est vide. Ernest était derrière le zinc, en train de frotter des verres et de les regarder à la lumière. À propos, voilà une chose étonnante : à n’importe quel moment, ces barmen sont toujours en train de frotter des verres, comme si le salut de leurs âmes en dépendait. Ils sont bien capables de rester ainsi toute la sainte journée : ils prennent un verre, plissent les yeux, le regardent à la lumière, soufflent dessus et se mettent à le frotter, puis, de nouveau, le regardent, cette fois-ci par le fond et se remettent à refrotter…

« Salut, Ernie, dis-je. Arrête de le torturer, sinon tu vas y faire un trou ! »

Il me regarda à travers le verre, bougonna quelque chose qui semblait venir de son ventre et, sans un mot de trop, me versa quatre doigts d’alcool. Je grimpai sur un tabouret, avalai, fermai les yeux, secouai la tête et bus une autre gorgée. Le réfrigérateur cliquetait, un doux raclement sortait du juke-box, Ernest soufflait dans un autre verre, paix et tranquillité… Je terminai mon verre, le posai sur le zinc et Ernest, sans tarder, me versa encore quatre doigts de liquide transparent.

« Alors, ça va mieux ? marmonna-t-il. Tu te dégèles, stalker ?

— Ton affaire, c’est frotter, dis-je. Tu sais, il était une fois un type qui lui aussi, frottait, frottait et finit par évoquer un méchant esprit. Après, il se l’est coulée douce.

— Qui ça ? demanda Ernie, incrédule.

— Il y avait ici autrefois un barman, répondis-je. Avant toi.

— Et alors ?

— Rien. Pourquoi, penses-tu, qu’il y a eu la Visite ? Il frottait, il frottait et voilà… Qui, crois-tu, est venu nous visiter, hein ?

— Quel baratineur tu es », dit Ernie, approbateur.

Il passa à la cuisine et revint avec une assiette pleine de saucisses grillées. Il posa l’assiette devant moi, m’approcha du ketchup et se remit à frotter les verres. Ernest connaît son boulot. Son œil ne le trompe pas, il voit tout de suite qu’un stalker revient de la Zone, qu’il y a de la gratte et il sait de quoi ce stalker a besoin. C’est vraiment un bon pote, Ernie ! Un bienfaiteur de l’humanité.

Ayant terminé les saucisses, j’allumai une cigarette et commençai à calculer en gros combien Ernest gagnait sur nous. Je ne connais pas les prix pour la gratte en Europe, mais j’avais entendu dire vaguement que, par exemple, une « creuse » vaut pas loin de deux mille cinq, tandis qu’Ernie ne nous donne que quatre cent. Les « piles » y coûtent au moins cent ronds, et nous, on n’en reçoit que vingt dans le meilleur des cas. Le reste doit être dans le même style. Il est vrai que transporter la gratte en Europe n’est pas gratuit, c’est sûr. Il faut mouiller les uns, mouiller les autres, le chef de station, lui aussi, est certainement entretenu par eux… Bref, en réfléchissant bien, Ernest ne gagne pas des fortunes : quinze ou vingt pour cent, pas plus, et s’il se fait prendre, c’est dix ans garantis…

Là, je ne sais quel type poli interrompit mes pieuses méditations. Je ne l’entendis même pas entrer. Il surgit près de mon coude droit et demanda :

« Vous permettez ?

— Quelle question ! dis-je. Je vous en prie. »

Un type petit, maigrichon, avec un nez pointu et un nœud papillon. J’avais déjà vu sa photo quelque part, seulement je ne me souvenais pas où. Il escalada un tabouret et dit à Ernest :

« Un bourbon, s’il vous plaît ! » Et, aussitôt, à moi : « Excusez-moi, mais il me semble vous connaître. Vous travaillez à l’Institut international, n’est-ce pas ?

— Oui, dis-je. Et vous ? »

Il tira habilement de sa poche une carte de visite et la posa devant moi. Je lus : « Alois Makno, agent plénipotentiaire du Bureau d’émigration. » Bien sûr que je le connaissais. Il se collait aux gens pour les pousser à quitter la ville. Quelqu’un avait terriblement besoin que nous quittions tous la ville. Déjà, vous voyez, à Harmont il ne restait que la moitié de l’ancienne population. Mais non, il leur fallait déblayer complètement le terrain. Je repoussai la carte de l’ongle et lui dis :

« Non, merci beaucoup. Ça ne m’intéresse pas. Voyez-vous, je rêve de mourir dans ma patrie.

— Pourquoi donc ? demanda-t-il vivement. Excusez mon indiscrétion, mais qu’est-ce qui vous retient ici ? »

Comme si j’allais lui dire pour de vrai ce qui me retenait ici…

« Comment donc ! dis-je. Les doux souvenirs de l’enfance. Le premier baiser dans le jardin municipal. Maman, papa. Comment je m’étais saoulé la première fois dans ce bar. Le poste de police cher à mon cœur… » Là, je sortis de ma poche un mouchoir sale et le serrai contre mes yeux. « Non, dis-je. Pour rien au monde ! »

Il rit, lampa son bourbon et prononça d’un ton méditatif :

« Vous autres, Harmontois, je n’arrive pas à vous comprendre. La vie dans votre ville est dure. Le pouvoir est entre les mains des organisations militaires. L’approvisionnement laisse à désirer. La Zone est à deux pas. Vous vivez comme sur un volcan. À n’importe quel moment, il peut éclater une épidémie ou quelque chose de pire… Je comprends les vieillards. Il leur est difficile de quitter leur nid. Mais vous… Quel âge avez-vous ? Vingt-deux, vingt-trois ans, pas plus… Comprenez bien, notre Bureau est un organisme de bienfaisance, nous ne retirons de notre activité aucun profit. Simplement, nous voudrions que les gens quittent cet endroit diabolique et réintègrent la vraie vie. N’oubliez pas que nous garantissons la prime de déménagement, l’emploi dans le nouvel endroit et aux jeunes comme vous, la possibilité de faire des études… Non, je ne comprends pas.

— Ainsi, dis-je, personne ne veut partir ?

— On ne peut pas dire personne… Certains acceptent, surtout les gens qui ont une famille. Mais les jeunes et les vieux… Que trouvez-vous à cette ville ? C’est un trou, la province… »

Là, j’explosai.

« Monsieur Alois Makno ! dis-je. Tout est vrai. Notre ville est un trou. Elle a toujours été un trou et elle le reste. Seulement maintenant, c’est un trou dans l’avenir. À travers ce trou nous pomperons de telles choses dans votre monde minable que tout y sera changé. La vie sera autre, juste, chacun aura ce qu’il voudra. Le voilà, votre trou. À travers ce trou viennent des connaissances. Et quand nous posséderons la connaissance, nous ferons en sorte que tout le monde soit riche, nous volerons jusqu’aux étoiles, et partout où on veut. Voilà comment il est, notre trou… »

Là, je coupai net, car je vis qu’Ernest m’observait avec un étonnement démesuré. Je me sentis mal à l’aise. En général, je n’aime pas répéter les paroles des autres, même si elles me plaisent. D’autant plus que dans ma bouche ça sonne tout tarabiscoté. Quand c’est Kirill qui parle, on n’en a jamais assez, on oublie même de fermer son bec. Quant à moi, on dirait que j’expose la même chose, mais ça ne fait pas le même effet. Il se peut que c’est parce que Kirill n’a jamais déposé sa gratte sous le zinc d’Ernest. Bon, passons…

Là, mon brave Ernie se rattrapa et me versa rapidement au moins six doigts, histoire de « Reprends tes esprits, mon gars, mais qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? ». Quant à M. Makno au nez pointu, il lampa à nouveau son bourbon et dit :

« Oui, bien sûr… Des batteries éternelles, la “panacée bleue”… Mais croyez-vous véritablement que tout sera comme vous venez de le dire ?

— Ce que je crois ne vous regarde pas, dis-je. Je parlais de la ville. Pour moi, c’est autre chose : qu’est-ce que j’irais chercher chez vous, en Europe ? Votre ennui ? On se crève dans la journée, on regarde la télé le soir…

— Mais pourquoi obligatoirement l’Europe ?

— Ah ! Laissez ! dis-je, partout c’est la même chose. En Antarctique, en plus, il fait froid. »

Mais voilà ce qui est surprenant : quand je lui exposais tout ça, je croyais de toutes mes tripes à ce que je lui disais. En ce moment, notre Zone, cette salope de vermine, cette meurtrière m’était cent fois plus chère que toutes leurs Europe et Afrique réunies. Pourtant, je n’étais pas encore ivre, tout simplement, en l’espace d’un instant, j’imaginai comment, exténué après une journée de travail, je revenais dans un troupeau de crétins comme moi, comment on me pressait de tous côtés dans leur métro et que j’en avais ras le bol de tout ça et que je n’avais envie de rien.

« Et vous, quel est votre avis ? demanda le nez pointu à Ernest.

— Moi, j’ai mon affaire, répondit pesamment Ernest. Ne me prenez pas pour un morveux ! J’ai mis tout mon argent dans cette affaire. Parfois, le commandant d’armes vient chez moi, un général, tu comprends ? Pourquoi m’en irais-je d’ici ?… »

M. Aloïs Makno se mit à lui bourrer le crâne de je ne sais pas quoi avec des chiffres, mais je ne l’écoutais plus. Je bus une bonne gorgée de mon verre, tirai de ma poche une poignée de petite monnaie, dégringolai du tabouret et mis le juke-box à pleine puissance. Il y avait la chanson Ne reviens pas si tu n’es pas sûr. Elle me fait un très bon effet après la Zone… Le juke-box se mit donc à tonner et à hurler, je pris mon verre et me dirigeai vers le coin du « bandit manchot » régler mes vieux comptes. Le temps s’envola comme un oiseau… J’étais en train de paumer mon dernier nickel et voilà que se pointent sous la voûte hospitalière Richard Nounane et Cirage. Cirage a déjà la dalle en pente, ses yeux tournent, il cherche à qui donner une beigne, quant à Richard Nounane, il le tient par le bras et le distrait en lui racontant des histoires. Beau couple ! Cirage est énorme, noir comme la botte d’un officier, bouclé, les bras jusqu’aux genoux, et Dick petit, tout rond, tout rose, tout innocent, tout juste s’il n’irradie pas la lumière divine.

« Ah ! cria Dick, en me voyant. Red est là ! Viens, Red !

— Ouai-ai-ais ! hurla Cirage. Dans cette ville, il n’y a que deux hommes : Red et moi ! Tous les autres, c’est des cochons, des enfants de Satan. Red ! Toi aussi, tu sers Satan, mais tu es quand même un homme… »

Je m’approchai d’eux avec mon verre, Cirage m’agrippa par la veste, me fit asseoir à sa table et dit :

« Assieds-toi, Rouquin ! Assieds-toi, serviteur de Satan. Je t’aime. Pleurons ensemble les péchés de l’humanité. Pleurons-les amèrement !

— Pleurons, dis-je. Goûtons aux larmes du péché.

— Car le jour vient, clama Cirage. Car le cheval pâle est déjà bridé et son cavalier a déjà mis le pied à l’étrier. Et sont vaines les prières des vendus à Satan. Et seuls ceux qui le combattent seront sauvés. Vous, enfants humains, séduits par Satan, jouant avec des jouets sataniques, convoitant des trésors sataniques, je vous le dis : vous êtes aveugles ! Reprenez conscience, tant qu’il n’est pas trop tard, bande de salauds ! Piétinez les fanfreluches sataniques ! » Là, soudain, il se tut comme s’il avait oublié ce qui devait suivre. « Me donnera-t-on à boire ici ? demanda-t-il, déjà d’une autre voix. Sinon, où suis-je ?… Tu sais, Rouquin, on m’a de nouveau foutu à la porte. Ils ont dit que j’étais un propagandiste. Je leur explique : reprenez conscience, aveugles, vous tombez dans un précipice et vous entraînez avec vous d’autres aveugles ! Ils me rient au nez. Bon, j’ai cassé la gueule du gérant et je suis parti. Maintenant je suis bon pour la taule. Mais quel mal ai-je fait ? »

Dick arriva et posa une bouteille sur la table.

« Aujourd’hui c’est moi qui paye ! » criai-je à Ernest.

Dick loucha sur moi.

« Tout est légal, dis-je. On boit ma prime.

— Tu as été dans la Zone ? demanda Dick. Vous en avez sorti quelque chose ?

— Une “creuse” pleine, dis-je. Pour l’amour de la science. Tu verses ou quoi ?

— Une “creuse” ! bougonna Cirage, affligé. T’as risqué ta vie pour je ne sais quelle “creuse” ! Tu es vivant, d’accord, mais tu as apporté dans le monde un nouvel article diabolique… Comment peux-tu savoir, Rouquin, combien de malheurs et de péchés…

— Toi, la ferme, Cirage, lui dis-je sévèrement. Bois et réjouis-toi que je sois revenu vivant. Je bois à la chance, les gars ! »

C’était facile de boire à la chance. Cirage craqua complètement : il était assis et les larmes coulaient de ses yeux comme d’un robinet. Ça ne fait rien, je le connais. C’est un de ses stades, verser des larmes et prêcher : la Zone est une tentation diabolique, il ne faut rien en rapporter, et si c’est déjà fait, il faut le remettre à sa place et vivre comme si la Zone n’existait pas. Rendons au diable ce qui est au diable. Je l’aime, Cirage. J’aime en général de drôles de gens. Quand il a de l’argent, il rachète la gratte à n’importe quel prix, puis, la nuit, il la trimbale dans la Zone et il l’enterre… Qu’est-ce qu’il peut chialer, mon Dieu ! Mais ça ne fait rien, ça lui passera.

« Mais qu’est-ce que c’est, une “creuse” pleine ? demanda Dick. Je connais de simples “creuses”, mais qu’est-ce que c’est, une pleine ? Je n’en ai jamais entendu parler. »

Je lui expliquai. Il hocha la tête, fit claquer ses lèvres.

« Oui, dit-il, c’est intéressant. C’est quelque chose de nouveau. Avec qui es-tu allé ? Avec le Russe ?

— Oui, répondis-je. Avec Kirill et Tender. Tu sais, notre préparateur.

— T’as dû en baver avec eux…

— Absolument pas. Les gars se sont comportés tout à fait décemment. Surtout Kirill. Un stalker-né, dis-je. S’il avait un peu plus d’expérience, si on le débarrassait de sa précipitation de gamin, j’irais avec lui dans la Zone tous les jours.

— Et toutes les nuits ? demanda-t-il avec un ricanement d’ivrogne.

— Arrête, dis-je. On peut bien plaisanter, mais…

— Je sais, dit-il. On peut bien plaisanter, mais pour des plaisanteries pareilles, on peut se faire casser la figure. Considère que je mérite deux beignes…

— Deux beignes ? À qui ça ? frémit Cirage. Auquel des deux ? »

Nous le saisîmes par les bras et avec difficulté le fîmes asseoir. Dick lui mit une cigarette entre les dents et approcha son briquet. Nous le calmâmes. Entre-temps, les clients affluaient. On ne voyait plus le zinc, plusieurs tables étaient déjà occupées. Ernest appela ses filles, elles étaient en train de courir, de servir à droite et à gauche, de la bière, des cocktails, du pur. J’avais remarqué que depuis quelque temps dans la ville il y avait beaucoup de monde nouveau, en majorité des blancs-becs aux écharpes multicolores jusqu’à terre. J’en parlai à Dick. Il opina.

« Bien sûr, dit-il. Un grand chantier est en train de commencer. L’Institut pose les fondements de trois nouveaux bâtiments. En plus, on se prépare à cerner la Zone par un mur, du cimetière jusqu’au vieux ranch. Ce sera bientôt fini, la vie facile pour les stalkers…

— Et quand l’ont-ils eue, cette vie facile dont tu parles ? » dis-je. Mais je pensai : nous voilà bien, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Donc, plus de possibilité d’arrondir les fins de mois. Eh bien, c’est peut-être mieux, il y aura moins de tentations. Je vais aller dans la Zone le jour, comme un honnête homme. C’est sûr que l’argent ne sera pas le même, mais il y aura nettement moins de danger : la « savate », le costume spécial, ceci, cela… en plus, je me foutrai des patrouilles comme de ma première chemise… Vivre, on le peut avec son salaire, quant à boire, je me l’offrirai avec les primes. Dieu, le cafard qui me prit ! De nouveau, compter chaque sou : ça, je peux me le permettre, ça, je ne peux pas me le permettre, faire des économies pour le moindre chiffon à l’intention de Goûta, ne pas aller au bar, aller au cinéma… Et la grisaille, partout la grisaille. La grisaille tous les jours, tous les soirs, toutes les nuits.

J’étais assis, en réfléchissant, et Dick bougonnait au-dessus de mon oreille :

« Hier à l’hôtel, je suis allé au bar prendre un verre avant de dormir, j’y ai vu des types nouveaux. Ils ne m’ont pas plu, dès le début. L’un d’eux s’assoit à côté de moi et commence de loin, me laissant comprendre qu’il me connaît, qu’il sait où je travaille et me fait sentir qu’il est prêt à bien payer certains services…

— Un mouchard », dis-je. Ce récit ne m’intéressait pas outre mesure. Les mouchards, j’en avais vu plein ici et les conversations à propos de services, j’en avais entendu plus qu’assez.

« Non, mon cher, pas un mouchard. Écoute donc. J’ai un peu bavardé avec lui, prudemment, bien sûr, faisant semblant d’être un petit crétin. Il est intéressé par certains objets de la Zone, des objets sérieux. Des batteries, des “zinzines”, des “éclaboussures noires” et d’autres fanfreluches, dont il n’a pas besoin. Quant à ce dont il a besoin, il n’y a fait que des allusions.

— Que veut-il, alors ? demandai-je.

— D’après ce que je comprends, de la “gelée de sorcière” », fit Dick et il me regarda d’une drôle de façon.

« Ah ! bon, c’est de la “gelée de sorcière” qu’il veut ! dis-je. Il n’aurait pas besoin, par hasard, d’une “mort-lampe” ?

— Je lui ai dis la même chose.

— Et alors ?

— Figure-toi que si.

— Tiens ! dis-je. Dans ce cas, qu’il aille chercher tout ça lui-même. C’est facile ! La “gelée de sorcière”, il y en a plein les caves, prends un seau et puise dedans. L’enterrement est à son compte. »

Dick se taisait, me regardant par en dessous, et ne souriait même pas. Qu’est-ce que c’est que cette salade, il veut m’engager ou quoi ? C’est là que je compris.

« Attends, dis-je. Mais qui était-ce donc ? Même à l’Institut il est interdit d’étudier la “gelée”…

— Exact », répliqua Dick lentement, tout en me regardant. « L’étude représentant un danger potentiel pour l’humanité. Tu as compris maintenant qui c’était ? »

Je ne comprenais toujours rien.

« Les Visiteurs, alors ? » dis-je.

Il éclata de rire, me tapota la main et fit :

« Buvons plutôt, âme simple que tu es !

— Buvons », dis-je, mais j’étais en rogne. Âme simple, voyez-vous ça, les fils de pute ! « Hé, dis-je, Cirage ! Assez dormi, buvons un coup. »

Non, Cirage dormait. Il avait mis sa tronche noire sur la table noire et dormait. Ses bras pendaient jusqu’à terre. Nous bûmes avec Dick, sans Cirage.

« Bon, d’accord, dis-je. Que je sois une âme simple ou une âme compliquée, il y a belle lurette que j’aurais parlé de ce type-là où il faut. Dieu sait que je n’aime pas la police, mais là, je serais allé moi-même et j’aurais mouchardé.

— Ouais, fit Dick. Et eux, dans la police, ils t’auraient demandé : et pourquoi ce type s’est-il adressé précisément à vous ? »

Je secouai la tête :

« Aucune importance. Toi, gros lard, ça fait trois ans que tu es dans la ville, mais tu n’es pas allé une seule fois dans la Zone. La “gelée de sorcière”, tu ne l’as vue qu’au cinéma, parce que si tu l’avais vue ne serait-ce qu’une fois au naturel et ce qu’elle fait d’un homme… Ça, mon vieux, c’est un truc horrible. On ne peut pas le sortir de la Zone… Tu le sais : les stalkers sont des gens rudes, ils n’ont besoin que de verdure et le maximum, mais même feu Mollusque n’aurait pas accepté de le faire. Charognard Barbridge n’acceptera pas… J’ai peur rien qu’en pensant à qui peut avoir besoin de la “gelée de sorcière” et pourquoi…

— Eh bien, reprit Dick, tout ça c’est vrai. Seulement, tu vois, je n’ai pas envie qu’un beau matin on me trouve suicidé dans mon petit lit. Je ne suis pas un stalker, pourtant, moi, je suis un gars rude, je m’y connais en affaires et j’aime la vie. Ça fait longtemps que je suis de ce monde, je m’y suis bien habitué… »

Là, Ernest hurla soudain de derrière son zinc :

« Monsieur Nounane ! On vous demande au téléphone !

— Merde, fit Dick, furieux. Ça doit être encore une réclamation. Ils te trouvent partout. Excuse-moi, Red. »

Il se leva et partit prendre le téléphone. Moi, je restai avec Cirage et la bouteille. Vu que Cirage n’était bon à rien, je m’occupai de la bouteille de très près. Le diable l’emporte, cette Zone, elle est partout. Où que tu ailles, avec qui que tu parles, c’est toujours la Zone, la Zone, la Zone… Kirill, lui, peut, bien sûr, raconter que la Zone déversera sur nous une paix éternelle et le bien-être des sphères. Kirill est un bon gars, personne ne le traitera d’imbécile, au contraire, il est intelligent, seulement la vie, il n’y connaît que dalle. Il ne peut même pas s’imaginer combien de salopards tournent autour de la Zone. Voilà, comme maintenant : quelqu’un a besoin de la “gelée de sorcière”. Non, Cirage a beau être un pochard, il a beau être dérangé sur le plan religieux, parfois, après avoir bien réfléchi, on se dit : c’est peut-être vrai qu’il faut laisser au diable ce qui est au diable ? Ne touche pas à la merde…

Là, un morveux à l’écharpe multicolore s’assit à la place de Dick.

« Monsieur Shouhart ? demanda-t-il.

— Et alors ? dis-je.

— Je m’appelle Créon, dit-il. Je suis de Malte.

— Et alors, dis-je, comment ça va chez vous, à Malte ?

— Chez nous à Malte ça va pas trop mal, mais je ne parle pas de ça. C’est Ernest qui m’envoie. »

Bon, me dis-je. Quand même, quelle ordure, cet Ernest. Il n’a ni pitié ni rien. Voilà devant moi ce gamin tout basané, tout propre, tout beau. Pardi, il ne s’était pas encore rasé de sa vie, il n’avait encore jamais embrassé une nana, mais Ernest s’en fout, il n’a qu’une idée : fourrer dans la Zone le plus de gens possible, un sur trois reviendra avec de la gratte, c’est déjà de la verdure…

« Et comment va-t-il, ce vieil Ernest ? » demandai-je.

Il se retourna vers le zinc et dit :

« À mon avis, il va pas mal. Je changerais bien volontiers de place avec lui.

— Pas moi, dis-je. Tu veux boire un coup ?

— Merci, je ne bois pas.

— Prends alors une cigarette, dis-je.

— Excusez-moi, mais je ne fume pas non plus.

— Le diable t’emporte ! dis-je. Dans ce cas, pourquoi as-tu besoin d’argent ? »

Il rougit, cessa de sourire et dit à voix basse :

« Je pense que cela ne regarde que moi, n’est-ce pas, monsieur Shouhart ?

— Ça, c’est sûr », dis-je et je me versai quatre doigts. Il faut dire que ma tête bourdonnait déjà et que tout mon corps était agréablement détendu : elle m’avait complètement lâché, la Zone. « Pour l’instant, je suis ivre, dis-je. Comme tu vois, je fais la bringue. Je suis allé dans la Zone, j’en suis revenu vivant et avec de l’argent. Cela n’arrive pas souvent, qu’on en revienne vivant, et il est encore plus rare qu’on en ramène de l’argent. Donc, remettons cette conversation sérieuse… »

Là, il bondit, prononça « excusez-moi » et je vis que Dick était de retour. Il se tenait debout à côté de la chaise et d’après son visage je compris qu’il s’était passé quelque chose.

« Eh bien, demandai-je, tes ballons laissent de nouveau passer l’air ?

— Oui, dit-il. De nouveau. »

Il s’assit, se versa à boire, m’en rajouta et je vis qu’il ne s’agissait pas d’une réclamation. Il faut dire que les réclamations, il s’en fout, parce que l’histoire de le faire travailler, je vous souhaite du plaisir.

« Écoute, Red, dit-il. Buvons. » Et, sans m’attendre, il vida d’un trait toute sa ration et s’en servit une autre. « Tu sais, dit-il, Kirill Panov est mort. »

À travers les brumes de l’alcool je ne le compris pas tout de suite. Bon, quelqu’un est mort, voilà tout.

« Dans ce cas, dis-je, buvons à la paix de son âme… »

Il me regarda avec des yeux ronds et alors seulement je ressentis quelque chose, comme si tout en moi s’était déchiré. Je me souviens que je me levai, m’appuyai sur la table et le regardai de haut en bas.

« Kirill ?… »

Et de nouveau, j’avais la toile d’araignée argentée devant les yeux, et de nouveau je l’entendais se déchirer en crépitant. À travers ce crépitement horrible, la voix de Dick m’atteignait comme s’il parlait de la pièce voisine.

« Crise cardiaque. On l’a trouvé dans la douche, nu. Personne ne comprend rien. On m’a demandé, pour toi, j’ai dit que tu allais parfaitement bien…

— Qu’y a-t-il à comprendre ? dis-je. La Zone…

— Assieds-toi, fit Dick. Assieds-toi et bois un coup.

— La Zone…, répétais-je, sans pouvoir m’arrêter. La Zone… la Zone… »

Je ne voyais rien autour de moi, sinon la toile d’araignée argentée. Tout le bar en était couvert, les gens bougeaient, et elle, elle crépitait doucement quand ils la frôlaient. Au milieu, le garçon de Malte, le visage étonné : il ne comprend rien.

« Petit, lui dis-je tendrement. Combien veux-tu ? Mille, ça te suffit ? Tiens ! Prends, mais prends ! » Je lui fourrai l’argent et me mis à crier : « Va voir Ernest et dis-lui qu’il est une ordure, n’aie pas peur, dis-le-lui ! Il est lâche !… Dis-le-lui, et va immédiatement à la gare, achète-toi un billet, et fonce droit sur Malte ! Ne t’attardes nulle part !… »

Je ne me souviens plus de ce que j’ai crié d’autre. Je me souviens seulement que je me suis retrouvé devant le zinc, qu’Ernest posa à côté de moi un verre de rafraîchissement et me demanda :

« On dirait qu’aujourd’hui tu as des sous ?

— Oui, dis-je, j’en ai…

— Alors, tu me régleras peut-être ta petite dette ? Demain je dois payer mes impôts. »

Et là, je vis que j’avais une liasse de billets de banque dans la main. Je regardais cette verdure et je marmonnai :

« Ça alors, il ne l’a donc pas prise, Créon de Malte… Il est donc fier… Bon, tout le reste, c’est le destin.

— Mais qu’est-ce que tu as ? demanda le pote Ernie. M’est avis que tu en as trop descendu.

— Kirill est mort, lui dis-je.

— Kirill ? Lequel ? Le manchot ?

— T’en es un autre, fils de pute, lui dis-je. De mille types comme toi on ne pourrait pas faire un seul Kirill. T’es une ordure. Un mercanti puant. Parce que c’est la mort que tu vends, sale gueule. Tu nous as tous achetés pour de la verdure… Tu veux que je la démolisse, là, maintenant, toute ta boutique ? »

J’eus juste le temps de prendre un bon élan que soudain quelqu’un m’attrapa et me traîna ailleurs. Je ne comprenais plus rien et je ne voulais rien comprendre. Je gueulais quelque chose, je me débattais, je donnais des coups de pied, puis, quand je repris conscience, je me vis assis dans les toilettes, tout mouillé, la gueule cassée. Je me regardai dans la glace et ne me reconnus pas. Un drôle de tic me crispait la joue. Ça ne m’était encore jamais arrivé. De la salle me parvenait un drôle de boucan, quelque chose craquait, la vaisselle se brisait, les nanas glapissaient, puis j’entendis Cirage hurler comme un grizzli : « Repentissez-vous, ordures ! Où est Rouquin ? Qu’est-ce que t’as fait à Rouquin, semence du diable ?… » Puis la sirène de police.

Dès que la sirène se mit à ululer, tout dans ma tête devint d’une limpidité de cristal. Je me rappelais tout, je savais tout, je comprenais tout. Et plus rien dans mon âme, sauf une haine glaciale. Bon, me dis-je, je vais t’organiser une surprise-partie ! Je te ferai voir ce que c’est qu’un stalker, marchand puant ! Je sortis de mon gousset une « zinzine » toute neuve, jamais utilisée, la serrai deux ou trois fois entre mes doigts pour lui donner l’allant, entrouvris la porte de la salle et la jetai doucement dans le crachoir. Et, sans tarder, je sautai par la fenêtre dans la rue. Évidemment, j’aurais bien voulu voir comment les choses allaient tourner, mais il fallait déguerpir et plus vite que ça. Cette « zinzine », je la supporte mal, elle me fait saigner du nez.

Je traversai la cour et j’entendis ma « zinzine » qui s’était mise à marcher à pleine puissance. D’abord les chiens de tout le quartier hurlèrent et aboyèrent : ils sont les premiers à sentir la « zinzine ». Puis quelqu’un glapit dans le bastringue et tellement fort que même à distance j’eus les oreilles bouchées. Je m’imaginai aussitôt les clients en train de s’agiter ; certains sombraient dans une mélancolie profonde, d’autres dans une rage déchaînée, d’autres encore se jetaient dans tous les sens, affolés par la peur… La « zinzine » est un truc terrifiant. Ce n’est pas demain la veille que le bistroquet d’Ernest se remplira de nouveau. Cette ordure devinera à coup sûr que c’était moi, seulement, je m’en fous. Fini. Le stalker Red n’existe plus. J’en ai assez. J’en ai assez d’aller risquer ma vie et de l’apprendre aux autres imbéciles. Tu t’es trompé, Kirill, mon pote. Excuse, mais il s’avère que tu avais tort, c’est Cirage qui a raison. Les gens n’ont rien à faire là-bas. Dans la Zone le Bien n’existe pas.

J’escaladai une haie et clopinai doucement jusque chez moi. Je me mordais les lèvres, j’avais envie de pleurer, mais je ne pouvais pas. Devant moi le vide, rien. L’ennui, le quotidien. Kirill, mon unique ami, comment est-ce que ça a pu nous arriver ? Qu’est-ce que je vais devenir sans toi ? Tu m’avais dessiné les perspectives d’un monde nouveau, d’un monde modifié. Et maintenant ? Quelqu’un, dans ta Russie lointaine, te pleurera, tandis que moi, je ne peux pas. Pourtant, c’est moi, le salaud, qui suis responsable de tout, pas quelqu’un d’autre, moi ! Comment moi, l’ordure, ai-je pu l’emmener dans le garage quand ses yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité ? Toute ma vie j’ai vécu comme un loup solitaire, toute ma vie je n’ai pensé qu’à moi-même… Et pour une fois que j’ai décidé de faire du bien à quelqu’un, de lui offrir un cadeau. Pourquoi, diable, lui ai-je parlé de cette « creuse » ? Dès que je me rappelai notre conversation, quelque chose me prit à la gorge, tout juste si je ne hurlai pas pour de bon comme un loup. Apparemment, je dus hurler, parce que je vis les gens se jeter de côté sur mon passage. Puis, soudain, je ressentis une espèce de soulagement je vis Goûta marcher à ma rencontre.

Elle marchait à ma rencontre, ma beauté, ma petite fille, ses jolies jambes bougeaient en cadence, sa jupe ondulait au-dessus de ses genoux, on louchait sur elle de tous les côtés, mais elle, elle marchait comme sur une ligne droite invisible, elle ne regardait personne et, je ne sais pourquoi, mais je compris tout de suite que c’est moi qu’elle cherchait. « Bonjour, Goûta, dis-je. Où vas-tu donc ? » Elle me regarda et vit tout en un instant : ma gueule cassée, ma veste mouillée, mes poings écorchés, mais elle n’en parla pas, elle ne fit que dire : « Bonjour, Red. Je te cherchais justement. – Je sais, dis-je. Viens chez moi. » Elle se taisait, la tête détournée, regardant de côté. Ah ! quel port de tête elle avait, quel cou, comme celui d’une jeune jument, fière, mais déjà soumise à son maître. Puis elle dit :

« Je ne sais pas, Red. Peut-être que tu ne voudras plus me voir. »

Mon cœur flancha : qu’est-ce que ça voulait dire ? Mais je lui répondis calmement :

« Je ne te comprends pas, Goûta. Excuse-moi, aujourd’hui je ne suis pas très frais, c’est peut-être pour ça que je ne comprends pas vite… Pourquoi ne voudrais-je plus te voir, s’il te plaît ? »

Je lui pris le bras, nous nous dirigeâmes sans nous presser vers ma maison et tous ceux qui louchaient sur elle cachèrent immédiatement leurs tronches. Je vis dans cette rue depuis toujours, tout le monde ici connaît parfaitement Red le Rouquin. Et si quelqu’un ne me connaît pas, il ne tardera pas à me connaître et il le sait.

« Ma mère exige que je me fasse avorter, dit soudain Goûta. Et moi, je ne veux pas. »

Je fis encore quelques pas avant de comprendre, tandis que Goûta continuait :

« Je ne veux pas me faire avorter, j’ai envie d’avoir un enfant de toi. Toi, c’est comme tu veux. Tu peux partir, je ne te retiens pas. »

Je l’écoutais, je l’entendais s’échauffer doucement et se monter la tête, je devenais de plus en plus abruti. Je n’arrivais pas à comprendre. Une seule idiotie me tournait dans la tête : un homme de moins, un homme de plus.

« Elle me répète, dit Goûta, que l’enfant est d’un stalker, pourquoi fabriquer des monstres… elle dit que tu es un escroc, elle dit qu’on n’aura ni famille ni rien. Aujourd’hui il est libre, demain il sera en prison. Seulement, ça m’est égal, je suis prête à tout. Je pourrai tout faire moi-même. J’accoucherai toute seule, je l’élèverai toute seule, j’en ferai un homme toute seule. Je me passerai de toi aussi bien. Seulement, tu ne m’approcheras plus, je ne te laisserai pas franchir la porte…

— Goûta, dis-je, ma petite fille ! Attends, attends… » Je ne pouvais pas continuer, j’avais envie de rire d’un rire nerveux, idiot. « Ma petite hirondelle, dis-je, mais pourquoi me chasses-tu, en fait ? »

Je me tordais de rire comme le dernier des imbéciles, tandis qu’elle s’arrêtait, se cachait le visage sur ma poitrine et pleurait toutes les larmes de son corps.

« Que va-t-il donc nous arriver maintenant, Red ? dit-elle à travers ses larmes. Que va-t-il donc nous arriver ? »